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MCF EPE Advanced Septentrional Sorbonne, soon to be PU at EPE Meridional Sorbonne. Islamogauchiste. Internaute spécialisé en mathématiques. Bannière @xkcd.

Aug 2, 2018, 51 tweets

[Math] À propos du 6ème problème de Hilbert et de la mathématisation de la physique. Un thread qui va contenir des maths, de la physique, des particules, des probabilités, et des problèmes encore ouverts.

En 1900, David Hilbert, l'un des plus grands mathématiciens de son époque, décida de faire une liste des 23 problèmes qui, selon lui, devraient marquer les mathématiques du 20ème siècle.
Certains sont résolus (11 ?), d'autres mal posés (3 ?) et enfin certains sont encore ouverts

Celui qui nous intéresse est le 6ème, qui concerne selon les dire de Hilbert lui même la "mathématisation de la physique", c'est à dire une preuve rigoureuse des lois macroscopiques du mouvement des gaz et des fluides, partant de la mécanique microscopique newtonienne

Il faut savoir qu'à cette époque, on décrivait des gaz selon trois approches bien distinctes

1⃣Approche microscopique : le gaz est décrit comme un ensemble de N particules en interaction. Chaque particule a sa position et sa vitesse, obtenues grâce au second principe de la mécanique, à savoir que la dérivée de la vitesse est égale à la somme des forces.

Le problème de cette approche est que N est très grand, mais genre extrêmement grand (10^23) et que l'on ne peut pas résoudre ces équations.

2⃣Approche macroscopique : Le gaz est décrit par des "observables" continus, comme sa densité locale, sa vitesse moyenne et sa température. Observables, car on peut les observer à l'oeil nu, ou au moins les mesurer facilement. On parlera de description fluide.

Les équations décrivant ces quantités sont les équations d'Euler et/ou Navier-Stokes(-Fourier). Bien que plus simples d'apparence, celles-ci sont vraiment difficiles à étudier, comme beaucoup de systèmes d'équations aux dérivées partielles non linéaires.

La preuve d'existence de solutions fortes aux équations de Navier-Stokes 3d est d'ailleurs l'un des prix Clay encore ouverts, avec un million de dollar de dotation à la clé à qui y répondra

3⃣Approche mésoscopique : Entre ces deux niveaux de description, on peut insérer l'approche cinétique, où le gaz est décrit par une densité de probabilité. Cet objet décrit la probabilité infinitésimale de trouver une particule de vitesse v à la position x.

Selon le type de gaz considéré, on parlera de l'équation de Vlasov (plasma chargé, dynamique galactique, ...) ou de Boltzmann (gaz dilué).
Intérêt : on a un modèle continu, en "petite dimension" (7 tout de même), mais qui décrit toujours l'individualité des particules.

(les enfants veulent que je leur fasse des avions en papier, suite plus tard)

Les approches 1 et 2 remontent au 18eme siècle (Euler...), et l'approche 3, mésoscopique, au 19ème par Maxwell et Boltzmann. D'ailleurs, Maxwell a établi l'équation de Boltzmann dans un papier de 1867, et Boltzmann en... 1872. On devrait donc parler d'équation de Maxwell !

Et donc revenons au 6ème problème de Hilbert. Une manière "simple" de le poser est la suivante : Partant de les équations de l'approche 1 pour N particules en interaction, peut-on, en faisant tendre N vers l'infini, retrouver les équations des approches 2 et 3 ?

Suite ce soir ou demain, car IRL m'appelle.

Plus précisément, et vu la hiérarchie micro (1⃣) < méso (2⃣) < macro (3⃣) que j'ai introduit dans les tweets précédents, on aimerait avoir le DIAGRAMME COMMUTATIF \o/ suivant :
1⃣ --> 2⃣
\ N |
\ |
N,E \ | E
\ |
3⃣

Mais hélas je vous arrête tout de suite, on ne sait pas montrer grand chose de ce diagramme (même si on espère qu'il est vrai). Plus précisément :
1⃣-->3⃣(Newton vers Navier-Stokes) est ouvert ;
1⃣-->2⃣(Newt vers Boltzmann) est quasi-fait ;
2⃣-->3⃣(Boltz vers N-S) ouvert.

Ces problèmes ont 120 ans, mais les réponses (partielles) que l'on a dessus datent toutes des 10 dernières années, et ont généré une médaille Fields (indice dans l'illustration).

Commençons donc par le cas micro vers méso 1⃣-->2⃣, la limite de Boltzmann-Grad.

On a donc plein (N) de particules en interaction binaires (billard), et on veut montrer que l'équation de Boltzmann décrit leur comportement lorsque N tend vers l'infini.

Rien que *formalisation mathématique* de ce problème est difficile 😭

Pour les gens intéressés, il faut écrire ce qu'on appelle les hiérarchies BBGKY (Bogoliubov, Born, Green, Kirkwood, Yvon) et Boltzmann, et montrer qu'elles coïncident à la limite. Et ces objets ressemblent à... ça :

La suite est là

La suite est là :

Autant vous dire que rien que la construction formelle de ces objets a pris du temps, et de nombreux mathématiciens (notamment de l'école russe) s'y sont cassé les dents.
Il faudra attendre l'année 1975 pour avoi deux (2!) preuves DIFFÉRENTES de ce résultats #biblio

La version la plus aboutie (mais partiellement fausse #lolilol) est due à Oscar Lanford, très grand spécialiste de physique mathématique américain.
Il a montré que lorsque N tendait vers l'infini, l'équation de Boltzmann décrit correctement le comportement d'un gaz de particules

Sa preuve très longue (100 pages) comporte néanmoins 2 problèmes :
⏺️Elle est en partie fausse (mais c'est pas grave) ¯\_(ツ)_/¯ 
⏺️Elle n'est valide sur une échelle de temps physique correspondant à... Pas de collisions entre particules. Et pour un gaz collisionel ça craint

Plus précisément, le temps d'existence de ses solutions correspond à 1/3 du nombre de Knudsen, temps moyen entre 2 collisions, ie gaz non collisionel...

Indépendamment de ça et au même moment, un thesard au Courant Institute, E. King, redige un manuscrit prouvant... La validité de la limite de Boltzmann-Grad ! Et son manuscrit est juste !!! Le problème de temps d'existence y est néanmoins aussi present (mais caché)

Ce manuscrit, difficilement trouvable de nos jours car non publié, est assez difficile à lire. King a d'ailleurs dû en chier car il a abandonné les maths juste après 😭

Et donc, restait le problème du temps d'existence, et accessoirement d'avoir une preuve lisible.

Ce fut résolu grâce au trio français Isabelle Gallagher, Benjamin Texier et Laure Saint Raymond en 2013 dans le travail suivant
arxiv.org/abs/1208.5753

Dans les 180 pages de ce papier, ils reprennent les travaux de Lanford ET King, les debugguent, les généralisent à des cas plus compliqués, et SURTOUT, circonviennent au problème du temps d'existence : leurs solutions permettent 3 collisions en moyenne par particule...

So much for Boltzmann-Grad (il y a des raffinements plus récents, mais je ne connais pas hyper bien donc je préfère ne pas en parler)...

Passons maintenant au gros morceau, à savoir la limite HYDRODYNAMIQUE 2⃣-->3⃣
C'est mon aspect favori, et c'est encore en partie ouvert !

Donc on cherche maintenant à obtenir rigoureusement les équations de la dynamiques des fluides (Euler et Navier-Stokes) à partir d'une équation cinétique mésoscopique, l'équation de Boltzmann.

On veut donc obtenir des fluides à partir de gaz raréfiés...

Dans une description méso l'objet décrivant le gaz est assorti d'un paramètre, le nombre de Knudsen Kn caractérisant le temps moyen entre deux collisions moléculaires :
🔹Kn grand => peu de collisions => gaz raréfiés ;
🔹Kn petit => beaucoup de collisions => fluide 🤩

On va donc faire tendre Kn vers 0 pour obtenir un fluide, en partant d'un gaz. Mathématiquement, ça correspond à une limite singulière de l'équation de Boltzmann... et la #TeamMath sait que c'est en général un problème difficile.
Très difficile.

Et les gens s'y sont VRAIMENT cassé les dents ! Hilbert lui même a essayé dans les années 30, en utilisant toute la batterie d'outils qu'il avait développé pendant sa longue carrière de génie des mathématiques. Mais pour pas grand chose :*(

Les vrais avancées arrivent dans les années 50, avec des papiers de H. Grad, M. MacLennan et surtout B. Nicolaenko... Ceux-ci arrivent à enfin décortiquer la structure mathématique de l'opérateur de Boltzmann, dont vous pouvez voir la tête ci-joint :

Leurs travaux (en anglais et en russe) sont compris par deux probabilistes n'ayant JAMAIS bossé sur ce genre de problèmes R. Ellis et M. Pinsky. Ceux-ci arrivent à écrire rigoureusement la première limite hydrodynamique de Boltzmann vers Navier-Stokes...

Mais dans le cas linéaire !!! On est alors en 1975 et le vrai problème physique, nonlinéaire au possible n'était toujours pas résolu.

S. Ukai utilisera cela dit ce résultat pour obtenir, un an plus tard, une première preuve d'existence de solutions "mild", proche de l'équilibre.

La limite hydrodynamique nonlinéaire sera obtenue 5 ans plus tard, dans des travaux deNishida au Japon et Caflisch en Californie... mais encore dans des un cas limite : solution infiniment régulière.

Et cette supposition est fausse : un vortex ou une vague c'est pas régulier.

Et pendant ce temps, personne ne savait si des solutions raisonnables à l'équation de Boltzmann existaient vraiment !?!

Personne ? Non. Ronald Di Perna et Pierre-Louis Lions prouvèrent en 1994 l'existence de solutions *renormalisées* (donc bizarre) à cette équation !

Ces travaux, extrêmement techniques, valurent la médaille Fields à P-L Lions. Rien que ça...

Ce même P-L Lions allait d'ailleurs, 4 ans plus tard, diriger la thèse d'un jeune prodige montant, un certain... C. Villani !

Pendant sa thèse, Cédric allait d'ailleurs faire tomber une conjecture vieille de 30 ans sur l'équation de Boltzmann, la conjecture de Cercignani, en y répondant de la manière suivante :
« cette conjecture est souvent vraie et toujours presque vraie »

Parallèlement à ça, une autre prodige des maths faisait aussi sa thèse. Laure Saint Raymond travaillait sous la direction de F. Golse à la question de la limite hydrodynamique de l'équation de Boltzmann vers l'équation de Navier-Stokes incompressible !

Et les deux bougres y arrivèrent ! Dans une série de papiers entre 2004 et 2011, ils montrèrent que dans le régime simplifié de Boussinesq, lorsque Kn tend vers 0, les solutions (fortes) de Boltzmann 3D convergent vers des solution (de Leray) de Navier-Stokes incompressible 3D.

Le 6ème problème de Hilbert était donc bouclé ? Oui ?

Et... non. D'abord parce que le régime de Boussinesq est un cas simplifié. Ensuite, et surtout, car les travaux de Golse et Saint Raymond portent sur des solutions fortes et de Leray. ET ON NE SAIT PAS SI ELLES EXISTENT !!!

Cela dit, je croyais vraiment que Saint Raymond aurait la médaille Fields en 2010 pour ces travaux, devenant la première femme à obtenir la breloque... Mais cette honneur fut attribué à Villani, pour ces travaux sur les limites hydrodynamiques COMPRESSIBLES (donc complètes)

En 2006, L. Desvillettes et C. Villani avaient établi la validité de la limite hydrodynamique complète, dans un cas très général, MAIS pour des données initiales analytique. Ce travail répondait alors quasiment au 6ème problème de Hilbert

Mais ne réglait pas le problème des solutions analytiques (donc très régulières), qui ne sont pas correctes pour des problèmes fluides...

Et le principal problème ouvert subsiste : prouver l'existence de solutions FORTES (L2 pour les spécialistes) à l'équation de Boltzmann 3D !

Un aspect intéressant de ces limites hydrodynamiques est que si quelqu'un y parvient un jour, il aura automatiquement grâce au théorème de Golse-Saint Raymond l'existence de solutions de Leray pour Navier-Stokes 3D... Et donc un putain de million de dollars !!!

À noter que Ellis est maintenant... Gourou de sa propre secte ?
people.math.umass.edu/~rsellis/

@threadreaderapp, please unroll ?

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