Thread by @lmgaveriaux

Je reviens de Syrie (nord-est jusqu'à la route de Deir Ez Zor).
Des parties de mon séjour se sont déroulées dans un cadre formel (ONG, autorités kurdes), d'autres fois j'ai pu partir de mon côté (en taxi, avec un ingénieur anglophone retraité de Hassaké).

Je garde la primeur de ce que j'ai vu pour le reportage que j'étais partie faire là bas, mais je peux déjà partager un ressenti.
Préciser simplement, avant toute chose, que je n'ai pas "vu la Syrie" : j'ai vu un bout de la situation, à un instant T, en des lieux donnés.

Bien sûr il y a l'état des infrastructures et de certaines villes, comme Raqqa, dont j'ai déjà rapidement parlé lorsque j'en suis sortie (cette visite s'est faite hors de tout encadrement, notamment du SDF, j'y étais par moi même, libre de mes mouvements).

Constat sans appel : l'infrastructure médicale est comparable à celle de la France en 1914, les routes sont très abimées et de ce fait dangereuses, l'approvisionnement en eau et électricité erratique etc. Quant à Raqqa précisément, je renvoie à ce fil:

https://twitter.com/lmgaveriaux/status/1026511895447134208

#Raqqa #Syrie août 2018

Du fait de cet état de délabrement généralisé, le bout de pays que j'ai vu ne tourne plus que sur deux choses :
- le commerce (ce qui fonctionne toujours en temps de guerre, j'ai vu des biens arriver de Turquie au Rojava kurde sans difficultés)
- l'économie de prédation

L'économie de prédation est partout, à tous les niveaux de la société, des milices jusqu'aux civils, organisée par l'Etat dans les zones tenues par le régime (il y en a, même dans les villes en zone kurde... ce qui permet de mesurer la proximité avec le PYD) #Syrie

Ce qui me conduit à un 3e élément de constat, et peut-être celui qui m'a le plus frappée : cette guerre (ou plutôt ces guerres gigognes), a complètement détruit le tissu social de la Syrie (encore une fois de ce que j'en ai vu). Ca ne se mesure pas, ça n'est pas matérialisé...

... mais c'est partout.
Les Syriens vivaient déjà sous un régime Orwellien, où personne n'osait parler de politique, pas même dans son propre salon, de peur d'être dénoncé. Car il faut rappeler qu'avant la guerre, c'était ça, les Assad. Déjà.

Aussi, dire que les prémisses de révolution pacifique de 2011 ont détruit les repères identitaires et une supposée harmonie des communautés en Syrie est totalement ignorant (malhonnête ?). Ce régime n'a fait que rendre effectives ses potentialités quand il est entré en guerre.

Comment cela se traduit aujourd'hui ? Tout le monde se méfie de tout le monde, chacun est susceptible d'être une source de renseignements pour une force ou une autre, les allégeances locales se multiplient, parfois se superposent. #Syrie

Comment dire que Bachar a gagné la guerre (le récit du moment distillé par le régime et ses affidés) quand une myriade de factions se partagent un pays dont la souveraineté est réduite à une peau de lézard ? #Syrie

Un chef de guerre possède le contrôle d’une route, un autre le quartier d’une ville, d’un check point, d’un dépôt d’armes abandonné. Ce n'est pas le chaos, mais un désordre organisé qui arrange certains (le régime, la Turquie, l'Iran et ses alliés chiites etc...) #Syrie

Une fois que l'on a dit cela, il faut revenir aux populations,et à leurs traumas, innombrables.A cet égard, les Kurdes me semblent jouer une carte bien dangereuse avec les arabes dans les zones qu’ils contrôlent. On n'apprend jamais rien de l'histoire, dans cette région ! #Syrie

En conclusion très provisoire :Assad et ses sponsors n’ont pas fait que détruire des villes, massacrer des civils et pulvériser des hôpitaux. Ils ont écrasé tout repère identitaire sous un déluge de feu, plongeant chaque Syrien dans un brouillard mortifère quant à ce qu’il est...

..à la communauté à laquelle il se rattache, son berceau religieux, culturel, son peuple, son histoire. Ils ont détruit le tissu social, spirituel de ce pays. Ils ont engagé la #Syrie dans un pacte avec le diable pour 2ou3 générations. L'EI n'en est que l'émanation.
[fin]