Thread by @PierreJacolino

Ça vous dit un thread d'analyse d'une case du #LotusBleu, d'#Hergé (1934) ?
Eh bien, c'est ici que ça se passe...

Cette case n'est pas la plus emblématique de cette histoire de #Tintin, mais elle m'a vraiment saisi lors de ma relecture récente (je fais l'album avec mes 1res)

Il ne s'y passe rien. Mais alors rien. Dans cette planche, on apprend que le japonais Mitsuhirato, dont Tintin a appris qu'il était non pas son allié, mais son ennemi, veut faire chanter Dawson, le chef du "settlement" occidental à Shanghai.

Mitsuhirato possède une reconnaissance de dette de l'Anglais et va exiger de lui qu'il obtienne le droit de poursuivre Tintin, qui s'est réfugié en zone chinoise, inaccessible à Mistuhirato et à l'occupant nippon.

Un épisode parmi d'autres dans la longue course-poursuite que constitue l'album à partir du moment où le Japon occupe la Chine.
Mais cette case est unique.

Il ne s'y passe donc rien. Simplement Mitsuhirato saluant Dawson à l'entrée de son bureau, juste avant de commencer les négos (où il va le balader comme un débutant).

Mistuhirato s'incline, à la japonaise, tandis que Dawson l'invite à s'installer sur la chaise qui lui fait face.
Entre les deux, un double vide : le grand pan de mur blanc et la chaise vide.
Instant vide, espace vide.

La case s'allonge, et rencogne chaque personnage de son côté, comme deux boxeurs de chaque côté d'un ring où le combat va avoir lieu.

Mais regardons bien. Les deux opposants ne sont pas à égalité. L'un s'incline très profondément, en signe d'humilité, ne dit rien, les yeux cachés par les verres de ses lunettes. L'autre vient juste de se lever pour l'accueillir.

Mitsuhirato est en position d'infériorité. La tâche noir de ses cheveux est plus basse que celle des cheveux de Dawson.
Son salut est effectué dès l'entrée du bureau, avant même que la porte se soit refermée, ce qui explique d'ailleurs l'invite de Dawson.

Mais cette inclinaison extrême (plus poussée, et donc plus obséquieuse que celle des trois dignes Chinois présentés auparavant à Tintin par M. Wang) cache une maîtrise secrète, qui éclatera dans le dialogue qui suit.

Dawson est coupé par sa case : c'est lui qui accueille, mais ce n'est pas lui le centre d'attention du lecteur.
Mitsuhirato, arrivé le premier dans le sens de la lecture, est campé au centre de la hauteur de la case.

Hergé aurait pu représenter cette scène de profil. Il a choisi de jouer sur la perspective, comme si la caméra virtuelle qui saisissait cet instant s'était décalé vers la gauche.

"décalée"
Les lignes de fuite esquissées par le bureau se coupent très loin derrière M., tandis qu'elles se rejoignent juste derrière D., qui donne décidément l'impression d'être "coincé" dans son coin.

Le noir de la redingote du Japonais sert de bissectrice entre l'ombre verticale qui se profile derrière la porte et le noir oblique de la plinthe, qui nous renvoie droit à M. une fois que notre regard est arrivé à D., en suivant la direction de sa main.

Dans cette case silencieuse (cas rare voire unique dans cette histoire, quand des personnages sont confrontés), Mitsuhirato impose son style, tout en feinte soumission, en exquise politesse.

Contrairement aux Chinois, qui s'habillent à la chinoise, le Japonais imite l'Occidental, et y perd en élégance (chapeau molasson, redingote à queue de pie, plastron qui dépasse, pantalon tire-bouchonné, parapluie redondant).

Mais M. est très loin du grotesque des représentants japonais qui quittent la SDN à le fin de l'album (dsl pr la numérisation).
Mitsuhirato est désuet par rapport à la coupe moderne du costume de Dawson. Mais son salut lui donne un charisme discret.

Comme au judo, il ne s'impose pas, se plie aux force de l'adversaire pour mieux l'emporter.

C'est un des grands "méchants" de la Tintinverse.
Il a connu ses moments de ridicule, rêvant de son impuissance face à Tintin l'inarrêtable.
Mais à ce moment, ce méchant exerce une véritable fascination sur le lecteur.

Et ce n'est pas la moindre qualité d'Hergé que de savoir arrêter son action débridée dans une case contemplative, évidée et quiète comme un jardin zen, pour pointer la force manipulatrice de ce méchant.

Nous sommes ici face au côté obscur de l'orientalité telle que la représente le Lotus bleu.
A ma gauche, les Chinois à l'humanité raffinée et traditionnelle, représentée par M. Wang.
A ma droite, la brutalité occidentalisée des Japonais.

Le salut nippon de Mitsuhirato, si bien mis en valeur dans cette case discrète, est là pour rappeler que sous le déguisement occidental se cache une civilisation puissante et redoutable, qui utilise les armes de l'adversaire contre lui.

J'y vois pour ma part (on a le droit de ne pas être d'accord) une forme de persistance d'une forme de racisme dans l'album humaniste et ouvert d'Hergé, album qui marque sa rupture avec l'héritage de Tintin au Congo.

Au moment où Hergé part au combat contre les stéréotypes sur les Chinois, sur l'étranger en général (combat qui semble être aussi un combat intérieur contre ses propres préjugés), il recrée un étranger dangereux et inquiétant.

Le Japonais est le Yan du Yin chinois, le reflet inversé de l'humanisme hergéen. Il n'y a qu'à voir le trait distinctif des Japonais dans l'album : des dents apparentes et carnassières.

Ce qui sauve cette représentation des Japonais, c'est que l'on ne voit presque jamais le peuple japonais. Les fourbes raffinés et brutaux, ce sont les dirigeants, les diplomates, les militaires... Un racisme refoulé, tempéré d'anti-militarisme, donc.

Voilà comment l'on glisse d'une volonté de traduire son admiration pour une case d'Hergé à des propos sur la persistance de son racisme.
Caramba, encore raté !

PS : correction (la caméra virtuelle s'est en fait déplacée vers la droite.)
#stupid