Guillaume Nicoulaud Profile picture
Mar 31, 2018 42 tweets 10 min read Read on X
26 septembre 1983, il est un peu plus de minuit. Le lieutenant-colonel Stanislav Petrov est de garde à Serpuko-15, un bunker secret dans les environs de Moscou. Son job est simple : surveiller Oko, le système soviétique de détection avancée d’attaques nucléaires. #Thread
Il faut dire qu’en 1983, la guerre froide est en train de se réchauffer dangereusement.

Déjà, l’OTAN s’apprête à installer des missiles Pershing II et BGM-109G en Europe de l’Ouest. Évidemment, ça rend les soviets un brin nerveux.
Ensuite, depuis février 1981, les ricains s’amusent à tester les nerfs (et les systèmes de défense) des russes en multipliant les opérations navales clandestines dans les mers de Barents, de Norvège, Noire et Baltique.

Bref, sous le nez des soviets.
Autre psyop rigolote : ils envoient des bombardiers — genre des Rockwell B-1 Lancer et des Lockheed F-117 Nighthawk — droit vers l’espace aérien d’Union Soviétique puis, au dernier moment, leur font changer de cap en mode #lolilol c’était une blague (t’as eu peur ?).
Par ailleurs, les discours de Ronald Reagan sur « l’empire du mal » (8 mars 1983) et l’annonce, par le même, de la Strategic Defense Initiative (a.k.a. « Star Wars ») le 23 du même mois ne sont pas de nature à mettre Yuri Andropov de bonne humeur.
Rajoutez à ça FleetEx '83-1, le plus grand exercice naval jamais conduit dans le Pacifique-Nord (40 bateaux, 300 avions et 23 000 hommes d’équipage), qui vient d’avoir lieu en avril 1983 et vous comprendrez qu’au Kremlin, les mecs sont un peu sur les dents.
En plus, ça fait un moment que ça dure.

Depuis mai 1981, les russes sont convaincus que les ricains préparent une attaque nucléaire — d’où l’opération RYaN, la plus grande opération de renseignement initiées par l’Union Soviétique en temps de paix.
Et histoire de bien enfoncer le clou, un Sukhoi Su-15 russe vient de descendre le vol 007 de Korean Air Lines au-dessus de la mer du Japon (1er septembre 1983).

Bref, ça sent le soufre à plein nez et Petrov a quelques raisons de prendre son job au sérieux.
Oko, le système qu’il surveille, c’est un réseau de satellites conçu pour identifier la lumière infrarouge du panache d'échappement d’éventuels missiles ricains. Le système est opérationnel depuis 1978 mais n’est réellement utilisé que depuis 1982.
C’est la base de la doctrine soviétique en matière de dissuasion nucléaire : la destruction mutuelle assurée.

En clair, ça veut dire que si Oko repère un tir de missiles ennemis, la seule réponse c’est une riposte nucléaire massive destinée à anéantir les États-Unis.
Et le gars chargé de transmettre cette info au commandement soviétique, cette nuit-là, c’est justement Petrov.
Et là, quelques minutes après minuit, les sirènes de Serpuko-15 se mettent à hurler.

Petrov se jette sur son écran de contrôle et découvre avec horreur le mot qui clignote sur fond rouge :

« LANCEMENT ».
Oko vient de repérer le lancement d’un missile balistique intercontinental depuis les États-Unis.

De toute évidence, c’est un Minuteman-III avec une tête thermonucléaire W78 — soit l’équivalent de 335 ou 350 kilotonnes de TNT.
Puis, comme dans un cauchemar, les sirènes d’alerte se remettent à hurler : Oko a repéré un second missile,
puis un troisième,
puis un quatrième,
puis un cinquième.

À ce stade, l’écran de contrôle affiche carrément :
« FRAPPE DE MISSILES ».
Petrov est pétrifié d’horreur. Aucune procédure n’indique de combien de temps dispose l’officier de garde pour décrocher son téléphone et avertir le commandement soviétique mais il sait que chaque seconde compte.

Mais il reste là, médusé.
Quand il sort de sa torpeur, Petrov ne peut pas s’empêcher de se dire que quelque chose de colle pas : c’est pas Dieu possible que les ricains lancent une attaque nucléaire avec seulement 5 missiles. C’est idiot : ça revient à laisser l’URSS répondre et ils le savent forcément.
En plus de ça Oko n’est en fonction que depuis un an et il a déjà, dans le passé, prouvé qu’il n’est pas totalement fiable. Non, décidément, se dit Petrov, ça ne colle pas.

Et si c’était juste un bug du système ?

Qu’est-ce qu’il est supposé faire dans ce cas ?
Il appelle en urgence un groupe d’opérateurs de radars et leur demande une confirmation. Eux ne voient rien mais, si ça se trouve, c’est tout simplement parce que les missiles sont au-delà de la portée de leurs radars.

Bref, Petrov est seul.
Il est seul et il sait exactement ce qui se passera s’il décroche ce téléphone pour annoncer au commandement soviétique qu’Oko a détecté un tir de 5 missiles balistiques américains.

C’est plié d’avance : ce sera une pluie d’ogives nucléaires sur les États-Unis.
Et là, le lieutenant-colonel Stanislav Petrov prend une décision : il décide de faire confiance à son intuition.

Il décroche ce foutu téléphone et informe sa hiérarchie qu’Oko vient de déclencher une FAUSSE alerte.
Le problème, évidemment, c’est qu’il n’est sûr de rien.

Rétrospectivement, il évaluera ses chances d’avoir raison à 50% : c’est du pile ou face et il reste 23 minutes avant que d’éventuels missiles balistiques touchent leurs cibles en Russie.
Les 23 minutes les plus longues de sa vie et, à la fin du compte à rebours…

... rien du tout. #lolilol
Les enquêtes internes des soviétiques finiront par identifier l’origine du bug : un bête phénomène météorologique qui n’avait pas été prévu dans le système — une histoire d’alignement des rayons solaires sur des nuages de haute altitude. #àpeuprès
Petrov n’obtiendra aucune récompense. Il semble que reconnaître une faille du système aurait impliqué de mettre dans une situation délicate un certain nombre de types hauts placés.

Personne ne saura rien de cette affaire jusqu’aux années 1990.
Reste que, cette nuit du 26 septembre 1983, peu après minuit, le lieutenant-colonel Stanislav Petrov nous a sans doute épargné à tous une guerre thermonucléaire.

Le gars qui a sauvé le monde est mort l’année dernière, le 19 mai 2017, à l’âge de 77 ans. #Fin
Vous voulez un bonus ? (poke @IgorCarron)
Bon, on va dire que oui.

Un mois plus tard, le 7 novembre 1983 :
Le Commandant Suprême des Forces Alliées en Europe (SACEUR) est en alerte maximale : depuis quelques jours, les troupes du Pacte de Varsovie ont lancé une offensive massive sur les pays de l’OTAN et, depuis hier, ils utilisent leurs armes chimiques. #Bonus
Si ce scénario cauchemardesque ne vous dit rien, c’est normal : c’est un exercice.

Plus précisément, c’est le scénario retenu pour l’exercice de postes de commandement Able Archer qui doit se dérouler du 7 au 11 novembre 1983, une simulation de conflit nucléaire avec l’URSS.
« Nucléaire » parce que, dès le 8 novembre, le scénario prévoit que le SACEUR demande l’autorisation d’utiliser l’arme nucléaire contre des cibles soviétiques. Autorisation qui, par hypothèse, lui est accordée par les autorités politiques.

Bref, c’est un jeu de guerre.
Ce n’est pas le premier exercice de ce genre mais Able Archer 83 est sans doute le plus réaliste qui ait été organisé jusqu’ici. En particulier, cette année, les chefs de gouvernement jouent aussi : Margaret Thatcher, Helmut Kohl et Ronald Reagan sont prévus.
Du côté du SACEUR, tout se passe comme si l’Europe de l’Ouest s’apprêtait à lâcher le feu nucléaire sur l’Union Soviétique et ses satellites : tout le personnel est mobilisé, les communications chiffrées pleuvent…

Bref, on est en #DEFCON1.
Évidemment, ce n’est qu’un entrainement destiné à tester la chaîne de commandement de l’OTAN. En réalité, les troupes vaquent à leurs occupations habituelles dans leurs casernes et Ronald Reagan comme son Vice-Président George H. W. Bush sécheront l’exercice.
Et là, alors qu’Able Archer se déroule, la NSA et le GCHQ britannique qui les surveillent en permanence, réalisent avec surprise que les soviets semblent faire exactement la même chose au même moment.

Manifestent, eux aussi sont en plein exercice.
Déjà, le renseignement allié remarque que les armées polonaises et est-allemandes ont été placées en alerte. Ensuite, tous les vols sont suspendus à l’exception des missions de surveillances — lesquelles sont d’ailleurs plus nombreuses qu’à l’habitude.
Rajoutez à ça les Mig-23 qui sont sur le pied de guerre, les ordres de mobilisation en moins de 30 minutes 24h/24 et le déploiement de bombardiers Sukhoi Su-24 en Allemagne de l’Est et en Hongrie : manifestement les russes aussi s'entraînent.
Bref, Able Archer poursuit son cours normalement et, le 11 novembre, après une attaque aussi nucléaire que fictive sur les pays du Pacte de Varsovie, les opérations s’arrêtent.

Tout le monde est content, on plie les gaules et on va boire un verre pour fêter ça.
Sauf qu’en fait, les russes ne s’entrainaient pas du tout. #lolilol
Ce que les petits de l’OTAN ne savaient pas, à ce moment-là, c’est que non seulement les soviets étaient convaincus que l’OTAN s’apprêtait à les attaquer mais en plus, ils étaient convaincus que ça commencerait par de fausses manœuvres d’entrainement.
C’est-à-dire que les mouvements de troupes observés par la NSA et le GCHQ, c’était pour de vrai : l’Unions Soviétique se préparait pour de bon à répondre à une vraie agression de l’Ouest.

Les mecs avaient le doigt sur le bouton nucléaire.
C’est-à-dire qu’en à peine plus d’un mois, on a frôlé la guerre nucléaire DEUX FOIS. #FinDuBonus
Si vous avez aimé celle-ci, les autres histoires sont là :

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