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Apr 2, 2018 28 tweets 8 min read Twitter logo Read on Twitter
C’est l’histoire de ce type qui, en pleine guerre du Viêt Nam, se voit confier la mission de s’enfoncer au fond de la jungle afin de retrouver et d’exécuter un colonel qui, ayant pris la tête d’un groupe d’indigènes locaux, échappe désormais à tout contrôle. #Thread
Si vous avez vu Apocalypse Now, ce scénario vous dit sans doute quelque chose.

Le colonel c’est Walter Kutz (Marlon Brando), ce chef militaire d’exception qui est devenu une sorte de demi-dieu pour son armée de Montagnards (a.k.a. les Degars).
Eh bien figurez-vous qu’un type qui ressemble à s’y méprendre au colonel Kutz a vraiment existé : c’est le capitaine Arthur Barry Petersen.
L’histoire commence en 1963, lorsque la CIA, bien avant l’intervention militaire officielle des États-Unis au Viet Nam et dans le plus grand secret, décide de former les Dégars à la guérilla pour contrer la menace viet-cong.
Les Degars, c’est une minorité ethnique qui vit principalement dans les montagnes du sud du Viet Nam — notamment dans la province de Đắk Lắk, à côté de la frontière du Cambodge.

Pourquoi eux ?

Eh bien principalement parce qu’ils détestent les vietnamiens.
Il faut savoir que, jusqu’à la période coloniale française, les vietnamiens des côtes évitaient soigneusement ces montagnes à cause de la jungle et de la faune locale (des tigres), d’une part, mais aussi, à cause des Degars qui sont considérés comme des sauvages.
Juste pour vous situer les gars : en 1937, un chef Dégar avait déclaré que sa fille avait donné le jour à un python ; signe qui a été interprété comme l’avènement du Dieu Python, envoyé pour rendre les Dégars invincibles et les aider à dégager les étrangers.
Ça a donné lieu à un joyeux bain de sang et convaincu tout le monde — le gouvernent colonial en tête — qu’il valait mieux laisser ces gars-là tranquilles dans leurs montages.
Sauf qu’à partir de 1955, après l’indépendance, le gouvernement de l’État du Viet Nam se met en tête d’installer des colons sur leurs terres et de les assimiler de force.

Et ça, vous l’avez deviné, les Degars apprécient moyen (et c’est un euphémisme).
D’où le plan de la CIA en 1963 : utiliser cette colère contre les viets en général et contre les viet-congs en particulier.

Reste un problème : trouver un mec capable de canaliser des Degars chauffés à blanc et assez barré pour accepter ce genre de mission.
Coup de bol, ils ont ça sous la main : c’est un australien fraîchement recruté par l’Australian Army Training Team Vietnam qui a, par ailleurs, une bonne expérience des tribus de la péninsule Malaise.

C’est le capitaine Arthur Barry Petersen.
En août 1963, Peterson débarque sur zone et fait rapidement preuve d’une efficacité stupéfiante.

Son truc, c’est d’apprendre la langue et de s’imprégner des coutumes des Dégars. Il le fait si bien que, dès 1964, il a formé une petite armée de plusieurs centaines de gars.
Au début, le rôle de ce qui est officiellement connu sous le nom de force Truong Son se limite à du renseignement et la protection des villages Dégars contre les communistes. Mais quand les États-Unis rentrent en guerre, Peterson passe en mode guérilla.
Une de leurs cibles, évidemment, c’est la fameuse piste Hồ Chí Minh qui permet au Viêt-Cong d’approvisionner l’effort de guerre au sud : la force Truong Son de Peterson se révèle très vite d’une agressivité et d’une efficacité remarquable.
Non seulement ils occasionnent des pertes humaines et matérielles monstrueuses dans les rangs ennemis mais ils ne subissent, de leur côté que des pertes minimes.

C’est une des meilleures unités ricaines au Viet Nam si ça n’est pas la meilleure.
Clairement, les viet-congs les craignent comme la peste, le choléra et le typhus réunis. C’est à ce moment-là que là que les Degars de la force Truong Son deviennent les ‘Tiger Men’ (les « hommes tigres »), surnom hérité de leurs tenues de camouflage.
Non seulement Peterson se révèle donc être un chef de guerre absolument remarquable mais en plus, il passe maître dans l’art de se faire aimer par ses hommes.

Du point de vue des Dégars, il est celui qui leur apporte la victoire et il est presque l’un des leurs.
En septembre 1964, c’est Peterson lui-même qui sert de conciliateur lors de la révolte de certaines tribus et qui, au péril de sa vie, parvient à unifier tous les chefs de clans. Ça lui vaut une médaille (la Silver Star) mais ça assoie surtout son aura auprès des Dégars.
Le résultat, c’est qu’en 1965 il est à la tête d’une armée de 1 200 hommes qui ne jurent plus que par lui et l’appellent Đăm Săn, du nom d’un guerrier légendaire qui, selon la tradition locale, ne peut être vaincu que par l’Esprit du Soleil. #VoilaVoila
À ce stade, Peterson est devenu une légende. Les journalistes occidentaux qui en ont entendu parler rêvent de le rencontrer (mais n’y arrivent pas) et la seule évocation de son nom de guerre fait frémir de terreur les viet-congs.
Mais là où ça tourne vinaigre, c’est quand la CIA commence à s’inquiéter. Clairement, ils se demandent si ce type qui est devenu une sorte de demi-dieu aux yeux des Dégars et contrôle de fait plusieurs régions du Viet Nam est encore contrôlable.
De fait, quand ils lui demandent de réorganiser ses troupes pour les adapter au programme Phoenix (l’assassinat de sympathisants civils des viet-congs), Peterson les envoie bouler au motif que c’est immoral et que ça mettrait en danger ses hommes.
Là, la CIA flippe carrément et commence à essayer de le désigner en dénonçant le culte de personnalité dont il fait l’objet. Manque de bol, les hommes tigres comme tous les chefs locaux le soutiennent bec et ongles contre l’agence américaine.
Ça va si loin que Peterson apprendra plus tard que la CIA avait carrément envisagé de le faire éliminer physiquement s’il ne finissait pas par obéir aux ordres.

Et c’est justement à ce point de l’histoire que le parallèle avec Apocalypse Now s’arrête.
Relevé de son commandement en août 1965, Peterson accepte la décision de la CIA. Les Dégars lui organisent un pot de départ digne d’un prince et le couvrent de cadeaux.

Ci-dessous c’est lui, en train de faire ses adieux à ses hommes.
Promu au rang de major, Peterson retournera au Viet Nam en avril 1970 avec deux bataillons du Royal Australia Regiment ce qui sera une nouvelle occasion pour lui de démontrer ses talents et sa capacité à mener des hommes.

Mais c’est une autre histoire.
Croyez-le ou non, Francis Ford Coppola ne s’est absolument pas inspiré de cette histoire pour créer le colonel Kurtz d’Apocalypse Now.

Les ressemblances pour le moins frappantes entre le film et l’aventure de Peterson ne sont dues qu’au hasard. #Fin
Le menu, avec plein d’autres petites histoire dans la grande, est ici :

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